À Nieppe, dans le Nord, l’entreprise familiale Vanderschooten perpétue depuis 1947 un savoir-faire textile aujourd’hui en voie de disparition. À sa tête, Bernard Vanderschooten incarne une vision lucide, engagée et résolument ancrée dans le réel. Entre délocalisations massives, résistance industrielle, pari sur le Made in France et création de marque, il revient sans détour sur les grandes mutations de son secteur, les choix difficiles, les crises traversées — et les convictions qui demeurent.

Un témoignage rare sur ce que signifie encore aujourd’hui « produire en France ».

Votre entreprise a été fondée en 1947 par votre grand-père. Quels ont été les tournants décisifs dans l’histoire du groupe Vanderschooten depuis sa création ?

Faire perdurer cette histoire familiale, c’est d’abord une grande fierté — mais aussi une lourde responsabilité. On est la troisième génération aux commandes, et quand on reprend une entreprise qui a été fondée par son grand-père en 1947, on porte en soi un héritage, une mission presque. On sait que ce n’est pas juste une société qu’on dirige, c’est un morceau d’histoire, un savoir-faire, une culture d’entreprise qu’on doit continuer à faire vivre.

Des tournants, il y en a eu plusieurs. On a eu une première phase de croissance assez longue, environ 15 ans. Et puis, brutalement, une période de décroissance tout aussi longue, très difficile à traverser. Le vrai tournant, c’est au début des années 2000, quand on perd quasiment toute notre activité historique — on faisait du linge de lit sous marque distributeur pour la grande distribution, la vente par correspondance, les grands magasins. Tout ça s’est effondré entre 2000 et 2005, principalement à cause de la délocalisation massive vers le Pakistan et le Bangladesh, qui avaient les capacités techniques et douanières pour produire moins cher, en grande largeur.

À ce moment-là, on a dû faire un choix stratégique : suivre le mouvement et devenir des importateurs logistiques, ou bien miser sur un repositionnement vers le haut de gamme, en gardant ce qui faisait notre force industrielle. On a choisi la deuxième option. Ce n’était pas le chemin le plus facile, mais c’était celui dans lequel on croyait : développer des marques, apprendre le marketing, la distribution, l’export, pour moins dépendre de quelques grands clients.

Et aujourd’hui, malgré les hauts et les bas, malgré la réduction de nos effectifs et la fermeture de plusieurs usines, on est encore là. On continue à fabriquer en France, à défendre ce savoir-faire, et à croire qu’il y a une place pour des produits beaux, bien faits, responsables. C’est ça, faire perdurer l’histoire familiale : ne pas subir, mais agir. Ne pas trahir l’héritage, mais l’adapter.

Vous avez maintenu un atelier de confection à Nieppe. Pourquoi avoir fait ce choix alors que tant d'autres ont délocalisé ? Concrètement, quels sont les impacts environnementaux et sociaux de ce maintien local ?

On a fait le choix de maintenir notre atelier de confection à Nieppe pour plusieurs raisons. D’abord, parce qu’on croit profondément à l’importance de garder un lien concret avec la matière, avec la fabrication. La confection, c’est la dernière étape avant le client final, c’est là que le produit prend vraiment forme. Et ça, on ne voulait pas le perdre. Ensuite, c’est aussi une question de souveraineté industrielle et de sens : si on laisse tout partir à l’étranger, qu’est-ce qu’il nous reste ? À un moment donné, il faut prendre ses responsabilités.

C’est un choix stratégique, mais aussi un choix de valeurs. Évidemment, ce n’est pas le choix le plus simple économiquement parlant — produire en France coûte plus cher, surtout quand on n’est pas dans le luxe mais dans le haut de gamme accessible. Mais c’est un choix qui nous permet de rester maîtres de notre qualité, de nos délais, et de notre impact.

Les impacts environnementaux ? Ils sont très concrets. Produire localement, c’est moins de transport, donc un bilan carbone bien meilleur. Et c’est aussi des processus encadrés : en France, on a des normes strictes. Je le dis souvent, mais on a des partenaires comme notre teinturier dans le Pas-de-Calais qui renvoie dans la rivière une eau plus propre que celle qu’il a prélevée. Ce genre de chose, ce n’est pas possible au Pakistan ou au Bangladesh, où les réglementations sont soit inexistantes, soit très peu appliquées.

Et sur le plan social, c’est tout aussi fort. On maintient de l’emploi local, on forme des jeunes aux métiers du textile, on contribue au tissu économique régional. Et au passage, on évite aussi de cautionner des conditions de travail indignes à l’autre bout du monde. C’est aussi ça, notre engagement. Garder notre atelier à Nieppe, c’est dire qu’on peut encore produire ici, en France, dans le respect de l’homme et de l’environnement — et qu’on n’a pas dit notre dernier mot.

Quelle est la valeur ajoutée du "Made in France" aujourd’hui, tant pour vous que pour vos clients ?

Aujourd’hui, le Made in France, c’est à la fois une conviction et un outil stratégique. Pour nous, industriels, c’est une manière de défendre un savoir-faire qui se fait rare — il reste à peine trois ou quatre ateliers de confection comme le nôtre en France. C’est aussi une manière de rester connectés à notre métier : ici, on voit nos produits naître, évoluer, on maîtrise chaque détail, chaque couture. Ce niveau d’exigence est difficile à atteindre quand on est à des milliers de kilomètres de la production.

Pour nos clients, le Made in France a pris une valeur nouvelle, surtout depuis quelques années. Il y a une prise de conscience croissante autour de la qualité, de l’empreinte carbone, de la transparence sociale. Certains cherchent des produits plus durables, plus éthiques. Et pour eux, le Made in France, c’est un repère. Ce n’est pas juste un label, c’est une garantie : celle de conditions de production décentes, de circuits courts, de moindre impact environnemental. C’est aussi, parfois, une manière de consommer moins mais mieux.

Cela dit, ce n’est pas une tendance de masse. On le voit bien : 97 % des textiles consommés en France viennent encore de l’étranger. Donc oui, il y a un regain d’intérêt pour le local, mais il reste marginal. Les gens continuent majoritairement à acheter du pas cher, souvent importé. C’est d’ailleurs pour ça qu’on n’essaie pas de parler à tout le marché — on se concentre sur ceux qui partagent nos valeurs, qui comprennent la valeur réelle d’un produit bien fait ici, en France.

Depuis 2018 avec la marque "À Demain", vous êtes allés encore plus loin dans cette logique. Comment le marché a-t-il accueilli cette marque 100 % française ?

Avec À Demain, on a voulu aller jusqu’au bout de notre logique : proposer une marque 100 % française, vendue en direct, en ligne, qui incarne tout notre savoir-faire textile — mais dans un format contemporain, plus proche des attentes des consommateurs d’aujourd’hui.

L’accueil a été… contrasté. Honnêtement, on n’a pas atteint les objectifs qu’on s’était fixés au départ. On s’est rendu compte qu’on était sans doute de meilleurs industriels que commerçants ou communicants. Créer une marque, ce n’est pas juste fabriquer un bon produit. Il faut savoir raconter une histoire, créer une communauté, investir lourdement dans le marketing, la pub, la logistique e-commerce… Ce sont des métiers à part entière, très différents de ceux de l’industrie textile traditionnelle.

Cela dit, on n’a jamais abandonné. « À Demain » est au cœur de notre stratégie pour les années à venir. On y croit fermement. Pourquoi ? Parce que le marché évolue. Les Français connaissent très peu de marques de linge de maison. Il y a donc une place à prendre. Et parce que l’envie d’acheter local, responsable, traçable est réelle chez une partie croissante des consommateurs.

Notre ambition, ce n’est pas de devenir une marque de luxe inaccessible, mais une marque forte, connue, grand public, accessible, ancrée dans des valeurs claires : qualité, traçabilité, production locale. On veut incarner une alternative crédible aux produits anonymes venus de l’autre bout du monde.

Donc, même si le démarrage a été plus lent qu’espéré, À Demain, c’est loin d’être fini. On est en train de poser les fondations d’une marque durable, alignée avec ce que nous sommes — et avec ce que beaucoup de consommateurs veulent de plus en plus.

Quel conseil donneriez-vous à un jeune entrepreneur textile qui souhaite produire en France aujourd’hui ?

Le premier conseil que je donnerais, c’est : ne te lance pas seul, sans réserves. Produire en France, c’est possible — mais c’est dur. Il faut des reins solides. Si tu n’as pas de trésorerie, pas d’actionnaires stables, la moindre tempête peut te faire chavirer. Ce n’est pas une question de volonté, c’est une question de structure. Beaucoup de jeunes marques très talentueuses s’arrêtent, non pas par manque de qualité ou d’idées, mais faute de moyens pour tenir dans la durée.

Ensuite, je dirais : soit aligné. Sois sincère avec ce que tu veux faire, ce que tu racontes, et la manière dont tu le fais. Aujourd’hui, on est dans un monde où le consommateur sent très vite quand on joue un rôle. Il ne faut pas mentir. Être cohérent dans ses actes et son discours, c’est fondamental.

Je dirais aussi : tiens bon. Si tu crois vraiment à ton projet, ne lâche pas. Nous, pendant quinze ans, on est allés voir nos anciens clients, tous les ans, sans relâche, même quand ils ne voulaient plus rien entendre. Et au bout de quinze ans, certains sont revenus. Ce n’est pas une question de miracle, c’est une question de persévérance. Il faut être acharné.

Enfin, un conseil très concret : ne sous-estime jamais le poids de la logistique et du financement du stock. Travailler avec des distributeurs, c’est parfois 6 à 12 mois de trésorerie à avancer. Et en face, ils ne paient pas toujours vite. Il faut l’anticiper dès le début.

Donc : des bases financières solides, de la cohérence, de la ténacité, et une bonne lecture des réalités de la distribution.